Réseau des Sociétés Saint-Jean-Baptiste : de l'unité des Canadiens français au nationalisme des Québécois
par Traisnel, Christophe
Le réseau des Sociétés Saint-Jean-Baptiste s’est toujours trouvé à l’avant-garde des mobilisations identitaires et linguistiques des Canadiens français, puis de celles des Québécois. Ce réseau né de l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal, créée en 1854, a contribué à forger les mythes et les symboles entourant l’histoire collective des francophones d’Amérique, y compris les communautés d’origine canadienne et acadienne émigrées aux États-Unis. Il a animé la vie politique, culturelle et sociale depuis plus d’un siècle et demi. C’est pourquoi l’histoire de ce réseau peut être considérée comme le reflet des débats identitaires qui ont jalonné le passé des francophonies canadiennes, notamment parce qu’il a joué un rôle de premier plan dans la formation du patrimoine canadien-français.
D’un banquet local au réseau panaméricain
Un compte rendu paru dans le journal La Minerve fait remonter la création de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal à 1834, à l’occasion d’un banquet organisé par le journaliste Ludger Duvernay qui réunissait les figures marquantes de l’histoire politique de l’époque : Jacques Viger, maire de Montréal, le député Louis-Hippolyte La Fontaine, George-Étienne Cartier et E. B. O’Callaghan, directeur du journal réformiste The Vindicator, entre autres personnalités.
Un banquet pour la Saint-Jean-Baptiste
Lors de ce banquet, les participants portèrent une série de toasts en faveur de l’adoption par l’Assemblée du Bas-Canada des 92 Résolutions du Parti patriote de Louis-Joseph Papineau, où étaient énoncés les griefs de la population vis-à-vis du pouvoir colonial britannique. Les comptes rendus journalistiques rapportent qu’à cette occasion les participants ont décidé de faire du jour de la Saint-Jean une fête nationale pour tous les Canadiens français, sans pour autant mentionner la création d’une société. Il semble donc que le lancement de la fête de la Saint-Jean comme fête nationale canadienne ait précédé la création de la Société, puisque celle-ci n’apparaît officiellement qu’en 1843, après la période d’agitation et de rébellions qui couvre les années 1834 à 1838, et la période de répression qui a suivi contre les « patriotes ». Voilà pourquoi il est de coutume de parler de la naissance de la Société Saint-Jean-Baptiste lors du banquet de 1834, un banquet d’ailleurs illustré par une peinture qui reconstituerait judicieusement cet acte de création, et qui se trouve au siège de l’actuelle Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, dans les salons d’honneur de la maison Ludger-Duvernay, rue Sherbrooke.
Une fête nationale canadienne-française
L’idée de faire du 24 juin la fête nationale des Canadiens français connaît plus de succès que la proposition de Ludger Duvernay de former un peu partout des sociétés qui soutiendraient les réformes souhaitées par un grand nombre d’habitants du Bas-Canada. Par la suite, les troubles des années 1837-1838, les exils des réformistes, leur emprisonnement ou leur condamnation interrompent ce mouvement sans pour autant le faire disparaître. Dès que l’apaisement revient, les célébrations du 24 juin reprennent. Cependant, le vernis contestataire qui avait présidé au lancement du mouvement a bel et bien disparu. En 1837, l’Église a condamné la révolte des patriotes et quand la fête renaît, en 1842, elle est organisée sous le patronage de l’Église catholique qui la contrôle et lui donne une dimension religieuse. Les manifestations prennent alors la forme de grandes processions, appelés plus tard parades de la Saint-Jean. En pleine période de lutte contre l’intempérance, il est aussi décidé d’imprimer à cette célébration identitaire de la communauté canadienne-française une dimension éducative plus que contestataire, et les parades se clôturent par une grand-messe consacrant la communion de ce peuple francophone et catholique.
Un réseau de sociétés
Dès sa création en 1843, l’Association Saint-Jean-Baptiste cherche à développer entre tous les Canadiens français des liens de solidarité communautaire, dont la fête de la Saint-Jean constitue une éloquente démonstration. L’objectif est d’affirmer et de démontrer le rôle et le pouvoir de cette communauté en Amérique du Nord. C’est d’abord dans le domaine de l’entraide et de la bienfaisance que l’Association développe son rôle social afin de « rendre le peuple meilleur », selon les termes de l’époque. La société entame alors une forme d’institutionnalisation ralliant la plupart des notables canadiens-français de Montréal qui « font société », au sens propre du terme, et donnent à l’Association la capacité de devenir un réseau d’entraide communautaire, ainsi qu’une société politique influente et bien organisée. Monde politique et monde des affaires s’y côtoient, en même temps que se développent à partir des années 1850 un réseau dépassant les frontières de la ville de Montréal. Des Sociétés Saint-Jean-Baptiste sont créées un peu partout, d’abord au Canada, puis en Nouvelle-Angleterre, et ensuite jusqu’en Louisiane. Ce développement s’accompagne d’une diversification des actions et d’une certaine concurrence entre les diverses fédérations qui se chargeront de la coordination des réseaux au Québec, au Canada et aux États-Unis.
Mémoire, mutualisme et mobilisation
À mesure qu’il s’étend à l’échelle de toute l’Amérique du Nord, trois domaines d’action se trouvent particulièrement couverts par ce réseau associatif. Tous trois auront une influence décisive sur l’identité de cette communauté, sur la mise en scène de son histoire collective et sur sa dimension mémorielle.
D’une part, ce réseau prend bien souvent en charge le travail de commémoration entourant la découverte ou la redécouverte de l’histoire collective des Canadiens français, en cherchant à mobiliser la population autour de manifestations célébrant l’identité canadienne-française. Par exemple, la découverte d’ossements remontant à la bataille de Sainte-Foy, dernière victoire française en Amérique du Nord en 1760, donna lieu à une cérémonie solennelle d’inhumation organisée par la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec le 5 juin 1854. De nombreux pans du passé canadien-français vont ainsi être investis par les diverses Sociétés Saint-Jean-Baptiste, pour ensuite être transformés, à l’occasion, en commémorations de la mémoire canadienne-française, ou en lieux de mémoire. Ce faisant, le réseau participe ainsi au dévoilement d’un patrimoine historique qui sera par la suite enseigné et transmis pendant plusieurs générations, contribuant à l’entretien, sinon à la création, d’une mémoire communautaire canadienne-française. Bien souvent, cette activité de redécouverte des éléments matériels attestant du passé de la communauté est accompagnée d’une diffusion de brochures, d’almanachs, d’ouvrages d’histoire, d’articles qui contribuent à la diffusion des connaissances sur cette redécouverte du passé et à des interprétations favorables à la cause nationale canadienne-française.
D’autre part, c’est un véritable tissu coopératif d’entraide fondé sur le principe du mutualisme au bénéfice des Canadiens français qui s’organise autour de ces Sociétés dès le milieu du XIXe siècle, sur une base diocésaine. Il s’agit de renforcer les liens d’entraide intracommunautaire, en particulier par des collectes de fonds et la fondation de compagnies d’assurances. Une culture de l’entraide communautaire est alors instaurée. Cette démarche prépare le terrain à la montée du mouvement coopératif qui suivra. Dans le prolongement de cet effort mutualiste, les Sociétés cherchent à entretenir entre tous les francophones d’Amérique du Nord des liens de solidarité, notamment en provoquant de grands rassemblements, à Montréal et ailleurs, qui ponctuent les actions politiques centrées dans la vallée du Saint-Laurent et la province de Québec. Il s’agit d’organiser, au sens propre du terme, la société canadienne-française d’Amérique.
La mobilisation des ressources indispensables à l’exercice de ces deux types d’activités constituera le troisième domaine d’action des Sociétés. En effet, le réseau doit encourager les rencontres entre les divers représentants des Sociétés et garantir par le recueil de moyens financiers suffisants le bon fonctionnement de l’ensemble. Souscriptions, kermesses, loteries, recueil de dons et legs sont ainsi organisés un peu partout, et ils deviennent autant de démonstrations de la vitalité et de la solidarité communautaires.
L’entraide mutuelle et le travail de commémoration conduisent la Société Saint-Jean-Baptiste à renforcer son rôle de représentation des intérêts et de l’identité des catholiques francophones d’Amérique du Nord. Son action s’inscrit dès lors durablement dans le patrimoine bâti de Montréal, en particulier par le financement et la construction du Monument-National à la fin du XIXe siècle, une entreprise laborieuse, ou encore l’érection de la croix du mont Royal en 1924. Cette constitution d’un patrimoine communautaire tangible donne lieu à d’immenses défilés. Par exemple, l’inauguration de la croix du mont Royal est l’occasion d’impressionnantes démonstrations de vitalité communautaire canadienne-française, en présentant, sous forme de divers chars allégoriques, une version glorifiée de l’histoire de l’Amérique française. Parades, défilés, rassemblements, commémorations jalonnent ainsi l’histoire de la Société, mobilisant souvent une foule très importante et sensible à l’actualité entourant les minorités françaises d’Amérique du Nord et en particulier celle de l’Ouest canadien. La presse, par son lyrisme dithyrambique, participe évidemment de ce mouvement en jouant, face à ces démonstrations, le rôle d’une caisse de résonance de l’enthousiasme et de la vitalité communautaires. Ainsi, partout au Canada, les Sociétés Saint-Jean-Baptiste jouent un rôle clé de révélatrices, sinon de promotrices du patrimoine canadien-français, et ce, pendant de très nombreuses années.
Du nationalisme canadien-français au nationalisme québécois
Le Mouvement national des Québécois (MNQ)
L’étendue du réseau, son importance et sa vocation communautaire impliquent la coordination de certaines actions collectives et l’organisation des rapports entre les diverses sociétés. Cette question est d’ailleurs régulièrement évoquée pendant les congrès qui rassemblent les responsables des différentes sociétés locales soit aux États-Unis soit au Canada, et qui sont autant d’occasions d’expression d’un espace public canadien-français. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ce réseau tente donc de se fédéraliser. C’est après l’échec d’une première fédéralisation avec les Sociétés Saint-Jean-Baptiste de l’Ontario en 1945 qu’est créée la Fédération des Sociétés Saint-Jean-Baptiste du Québec en 1947. Cet événement illustre la longue prise de distance des francophones majoritaires du Québec d’avec les communautés francophones minoritaires du reste du Canada, distanciation qui se soldera par une rupture effective lors des États généraux du Canada français de 1966, dont les organisateurs étaient notamment les Sociétés Saint-Jean-Baptiste. Aussitôt créée, la Fédération québécoise s’engage dans les mobilisations entourant la campagne pour l’adoption par le gouvernement du Québec du drapeau fleurdelisé comme symbole du Québec. Elle entamera également un travail de réflexion et de mobilisation autour de l’identité et de la survie du fait français, par exemple en défendant dès 1958 et jusqu’à sa création en 1964 l’idée d’un ministère de l’Éducation au Québec.
C’est aussi au cours des années 1960 que la Fédération des Sociétés Saint-Jean-Baptiste du Québec et particulièrement la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal vont franchir le pas et répondre favorablement à l’option souverainiste qui se dessine au Québec. Dès 1969, en effet, la Fédération appuie la souveraineté et s’engage, avec la plupart des Sociétés Saint-Jean-Baptiste (y compris celle de Montréal), dans le Front du Québec français, créé la même année, puis dans le Mouvement Québec français, qui défendent l’idée d’une loi consacrant le français comme seule langue officielle au Québec. Le tournant est décisif et ne se fait pas sans oppositions : la scission s’opère entre plusieurs Sociétés Saint-Jean-Baptiste locales qui refusent cette mutation, et celles qui s’y engagent. Quelques années plus tard, en 1972, la Fédération entame un « virage identitaire » qui s’inscrit dans la vague de laïcisation qui touche alors l’espace public québécois. Elle change de nom et devient le Mouvement national des Québécois (MNQ), consacrant ainsi l’idée d’une nation québécoise. Le Mouvement va dès lors s’engager dans tous les travaux de réflexion portant sur le fait français et la question nationale, ainsi que dans les mobilisations en faveur du statut du français au Québec, ou encore de l’indépendance politique, en particulier lors des deux référendums sur la souveraineté du Québec, en 1980 et en 1995.
La fête nationale du Québec
L’année 1984 représente une phase d’institutionnalisation pour le MNQ, dans la mesure où le gouvernement québécois décide de lui confier une importante mission de commémoration : la coordination des manifestations organisées pour la fête nationale dans tout le Québec. Le MNQ, qui fédère toutes les Sociétés Saint-Jean-Baptiste souverainistes du Québec, ainsi que certaines « sociétés nationales » locales créées récemment, contribue à une nationalisation et à une « québécisation » progressive d’une fête pourtant toujours présentée par le gouvernement fédéral comme la fête « des Canadiens d’expression française ». Aujourd’hui encore, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal organise le défilé de la Saint-Jean à Montréal, qui est entre-temps devenu une parade laïque descendant la rue Notre-Dame pour se terminer par un spectacle au parc Maisonneuve. Une messe rappelant l’origine religieuse de la fête précède encore les festivités et un grand concert télédiffusé les clôt.
Outre l’organisation de cette fête, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal est à l’origine de plusieurs initiatives, dont la fondation du Prêt d’honneur en 1944, qui consiste à aider des étudiants aux ressources modestes à financer leurs études par un service de prêts aux étudiants canadiens-français se destinant à une carrière technique ou scientifique. L’objectif était à l’origine de former une élite capable d’assurer le développement du peuple canadien-français. La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal a également participé à l’organisation des États généraux du Canada français, en 1966, et à la création récente de la maison des Étudiants en 2001.
Le réseau des Sociétés Saint-Jean-Baptiste a donc joué un rôle capital dans la constitution du patrimoine canadien-français, et ce, de trois manières : 1) par ses initiatives mutualistes, qui révèlent ainsi le poids financier potentiel de la société canadienne-française; 2) par ses actions commémoratives et symboliques, qui mettent au jour (ou, dans certains cas, qui créent) plusieurs éléments du patrimoine canadien-français; 3) enfin, par ses actions politiques, qui contribuent à des mobilisations linguistiques et identitaires parfois déterminantes quant à l’avenir des communautés canadienne-française et québécoise.
Christophe Traisnel
Chercheur
Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques
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Vidéo
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La fête de la Saint-Jean-Baptiste (Film muet) Ce film présente différentes célébrations de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal. En1958, on assiste à un défilé de voitures conduites par des personnalités importantes, dont le Président de la Société Saint-Jean-Baptiste. En 1964, des centaines de personnes se rejoignent dans les rues pour célébrer et chanter devant le drapeau fleurdelisé illuminé et assister à des feux d’artifice. Un spectacle d’artistes québécois se déroule en présence d’une foule nombreuse, tout près d’un grand feu de joie en 1975. Le contraste est frappant avec les célébrations religieuses et militaires et diverses activités qui se déroulent dans un camp de l’armée canadienne en 1940.
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